Quel a été le point de départ de votre film ?
Ma famille, et particulièrement mes grands-parents, m’ont toujours décrit le Liban d’avant-guerre comme
un paradis où ils menaient la dolce vita. Dans leurs souvenirs, les voisins étaient des amis avec lesquels
on sirotait du café à la cardamome et chaque repas était un festin qu’on partageait en famille. Quand la
guerre civile a débuté, leur monde s’est effondré, et ils ne sont jamais vraiment parvenus à faire le deuil
de cette plus belle partie de leur existence. J’ai grandi avec le récit de ce conflit, qui m’était conté comme
un capharnaüm surréaliste, une folie fratricide dépourvue de logique, dans laquelle se mélangeaient des
histoires de farces et attrapes et de cadavres.
Ces mythes fantasques ont irrigué mon imaginaire et nourri ma fascination pour ce pays. En 2009, mon
premier court-métrage, «Deyrouth», racontait mon «voyage initiatique» vers la contrée de mes racines. Au fil
des années, je me suis également intéressée aux destinées des membres de ma famille, à leurs souvenirs et
à la manière dont ils avaient vécu le conflit. Pour mon premier long-métrage, je voulais emmener ces récits
là où leurs anecdotes s’arrêtaient et associer leur fantaisie à la souffrance de la dislocation d’une famille.
Au début de l’écriture, avec mon coscénariste Yacine Badday, nous nous sommes retrouvés confrontés
à deux mythologies assez chargées : l’histoire d’une famille et l’histoire d’un pays. Nous avons eu le
sentiment de trouver le ton juste et la bonne distance lorsque l’histoire d’amour entre Alice et Joseph s’est
imposée comme le cœur du récit.
Le film nous est raconté à travers les souvenirs du personnage d’Alice :
sa découverte du Liban, la rencontre avec son futur mari, l’irruption de la guerre
civile... Comment ce personnage s’est-il dessiné ?
Alice, interprété par Alba Rohrwacher, est inspiré de ma grand-mère suisse partie à Beyrouth en tant que
nurse dans les années 50, et qui tomba complètement amoureuse du pays, puis de mon grand-père.
Par son choix de fuir son pays natal, par ses élans romantiques, mais aussi par son refus de comprendre
le souhait de sa fille de quitter le Liban, elle m’apparaissait comme un personnage intriguant, oscillant
régulièrement entre liberté et rigidité. Elle a vécu dix ans de guerre au Liban et repartir en Suisse a pourtant
été sa plus grande souffrance, son plus gros échec. Son expérience soulevait plus de questions que si elle
avait été libanaise, car elle avait la possibilité de partir. C’est compliqué de parler de l’attachement à un
pays parce que, vu de l’extérieur, ce n’est pas rationnel. Je ne pense pas que j’aurais pu appréhender
de tels sentiments si nous n’en avions pas discuté ensemble. Tout au long de l’écriture, elle est restée une
référence car j’avais besoin que la base émotionnelle du récit soit réelle.
Quels défis a représenté le traitement de la guerre du Liban au
moment de l’écriture ?
Au tout début, j’avais envie d’expliquer cette guerre, d’en dénoncer son absurdité,
sa barbarie... Mais je me suis rendu compte que ce ton ne me correspondait pas,
car ce n’est pas ma façon de parler - et encore moins de faire des films. D’ailleurs,
le film raconte moins la guerre civile que ce désenchantement qu’elle a occasionné
chez beaucoup de Libanais. Avant ces conflits, le Liban des années 50 à 70 s’affichait
volontiers comme un pays moderne, rayonnant. Une sorte d’Éden du Moyen Orient,
en apparence détaché des tensions confessionnelles et qui arborait avec fierté son
unité. Ce rêve a pris fin avec la guerre civile et cette « illusion brisée» me touchait
particulièrement.
La représentation des affrontements m’a aussi beaucoup interrogée. Je ne voulais pas
nier les drames, la gravité, la violence mais il m’importait de les évoquer avec cette
pudeur, cette retenue teintée d’humour que m’avaient communiquée les membres de
ma famille. De plus, la première phase du conflit (1975-76) possède une dimension
ouvertement baroque, à l’image des miliciens qui se sont affrontés dans les rues de
Beyrouth, masqués et vêtus de costumes proches du déguisement, des cessez-le-feu
incessants et arbitraires, des rumeurs extravagantes... Lorsqu’on consulte la presse
libanaise de l’époque, cette étrangeté est commentée, relayée, voire exacerbée par
les journalistes. En écrivant le scénario, nous nous sommes saisi de tout ce climat,
de cette absurdité apparente pour nourrir l’incrédulité, voire le déni d’Alice face
à cette déroute qui s’insinue dans son quotidien. À travers les épreuves d’Alice et
de sa famille, le film nous montre cet effondrement de leur monde, la douleur et
l’impuissance qu’ils ressentent en le voyant disparaître, ainsi que leur incapacité à
admettre que, pour le moment, plus rien ne sera jamais comme avant.
Pourquoi avez-vous fait le choix de ne pas ne pas évoquer les
causes précises du conflit ?
Comme beaucoup de guerres civiles, celle du Liban résulte d’un enchevêtrement d’enjeux
géopolitiques, sociaux, religieux, qui, encore aujourd’hui, comportent des zones d’ombre,
et il serait réducteur de parler de guerre de religions. Il existe d’ailleurs une expression
qui dit : «Si tu penses avoir compris la guerre au Liban, c’est qu’on te l’a mal expliquée» !
Plus que les causes concrètes, c’est l’aspect « fratricide» de cette guerre qui m’interpellait,
mais je ne voulais surtout pas prétendre énoncer une vérité définitive sur son origine.
C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de ne jamais mentionner les
différents camps, communautés, pays, engagés dans le conflit.
De la même manière, tout au long de l’écriture, nous avons cherché à garder la bonne
distance par rapport aux faits historiques : la fusillade d’avril 1975, considérée aujourd’hui
comme le basculement dans la guerre civile ; le bombardement du centre historique en
septembre de la même année qui a entamé la lente «partition» de Beyrouth; l’intervention
de la Syrie dans la paix fragile de 1976 ; l’assassinat de Kamal Joumblatt en mars 1977…
Ces événements rythment le film, ont des conséquences directes sur la vie d’Alice, de sa
famille, sur le projet spatial de Joseph... Mais ils ne sont jamais expliqués frontalement.
Ils viennent avant tout alimenter les moments d’espoirs déçus de la famille, leurs moments
de terreur ou leurs désillusions.
De quelle manière cette désillusion vient nourrir la facture visuelle du film ?
Il me semblait important que le spectateur accompagne Alice dans la découverte et dans la construction de son paradis, et qu’il ressente également une forme de mélancolie dès les premières minutes du film, afin d’appréhender au mieux la souffrance de voir son pays se détruire.
C’est pourquoi le premier mouvement du film repose sur une mise en scène colorée et fantaisiste, quasiment picturale, plus marquante visuellement. Ces extravagances s’atténuent graduellement au cours du film, même si elles restent présentes, avec le projet de fusée par exemple. Au fur et à mesure, on se rapproche de plus en plus de la tragédie du Liban : Alice et Joseph n’arrivent plus à se parler. Ils essaient, mais ils n’y arrivent pas, et ils souffrent de l’absence de légèreté et d’innocence de leur passé.
Aviez-vous prévu d’insérer l’animation dès le début de l’écriture ?
Il était évident qu’avec ce récit, la mixité des techniques prenait tout son sens, et je ne pouvais pas faire un film exclusivement en stop motion, car cette technique a un aspect trop burlesque, qui peut installer une distance et entraver l’émotion.
J’ai donc décidé de l’utiliser uniquement quand elle était nécessaire (le cœur qui fond, la chasse aux cigognes…), comme un effet spécial, et en aucun cas de manière systématique. J’espère que cette variété de techniques et son aspect artisanal participent au plaisir qu’on peut prendre à regarder le film. Je crois qu’elle permet aussi de rendre le couple d’Alice et Joseph d’autant plus attachant, de par sa fantaisie.
Le film rappelle certains moments forts du cinéma muet, notamment dans l’émotion qui se dégage de vos personnages. Comment êtes-vous arrivée dans le cinéma ?
J’ai étudié le graphisme aux Arts décoratifs de Strasbourg, et c’est lors d’un cours de vidéo que j’ai commencé l’animation, de façon assez innocente, parce que j’avais envie de raconter un chagrin d’amour. Mes références étaient surtout composées de peintres, graphistes, vidéastes…
C’est plus tard que je me suis constitué une nouvelle famille de cinéma, en découvrant le travail de certains réalisateurs, particulièrement grâce à l’aide de mon producteur Frédéric Niedermayer, qui m’a initiée à Pierre Étaix, à Sacha Guitry, et tant d’autres encore. J’ai donc commencé en réalisant des films totalement muets, puis j’y ai ajouté des cartons de texte, puis une voix-off, puis des dialogues. J’ai l’impression d’être passée par toutes les étapes de l’histoire du cinéma, comme si j’en avais besoin pour comprendre ce médium et entrevoir toutes ses possibilités, qui me paraissent pourtant infinies.
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Pouvez-vous nous expliquer à quel point était important votre choix de travailler avec de la pellicule ?
Dès mes premières discussions avec la chef opératrice, Hélène Louvart, nous avons mis l’utilisation du super 16 comme une priorité. D’abord, car nous voulions nous rapprocher de l’archétype de la photo de famille des années 70, dans les cadrages et la lumière. Ensuite parce que l’usage de la pellicule appuyait ma lutte contre le côté trop naturaliste, hyperréaliste du film. En effet, le grain du super 16 permet de laisser au spectateur deviner des choses : les traits des visages ne sont pas trop lisses, ils sont au contraire flous, vaporeux. Le super 16 fait disparaître cette impression de raideur pour laisser place à ce que les Italiens appellent le « sfumato » en histoire de l’art : un contour enveloppé, des couleurs adoucies, qui, dans ce film, ont aidé les acteurs, les décors et les costumes à se fondre ensemble.
J’avais également envie du côté sacré que la pellicule installe sur un tournage, car elle impose un nombre de prises beaucoup plus limité que le numérique, et invite à une concentration différente.
Quel a été votre critère pour choisir Alba Rohrwacher et Wajdi Mouawad pour interpréter les personnages principaux ? Et le reste de la famille ?
Alice et Joseph forment un couple très lunaire, pudique, et je cherchais des acteurs à la fois charismatiques et doux, qui peuvent dire beaucoup sans avoir besoin de trop parler. Il y a vraiment eu ce qu’on appelle une évidence pour Alba Rohrwacher, ce fut un choix « sensible», du cœur. Je l’avais découverte dans les films de sa sœur, Alice Rohrwacher, et j’avais été impressionnée par sa capacité à exprimer une profonde gravité, tout en conservant une immense douceur.
Pour Wajdi Mouawad c’était plus un choix « intellectuel » : ses pièces et ses livres sont depuis de nombreuses années une référence, ils m’ont fait grandir, m’ont éclairée sur mes origines, m’ont apaisée. Il faisait donc, en quelque sorte, déjà partie de ma famille, d’un point de vue « artistique ».
J’ai eu énormément de chance qu’ils acceptent tous les deux, et en plus de leur indéniable talent, ils ont amené avec eux leur douceur et leur humilité qui ont donné le ton au tournage.
Pour la suite du casting, j’ai travaillé avec un des acteurs du film, Charbel Kamel. Je tenais à ce que la famille soit composée uniquement de Libanais, car je souhaitais privilégier un lien intime et authentique avec le Liban. Contrairement au couple principal, nous avons cherché des personnes solaires, mais dissemblables les unes des autres, générant une ambiance détonante et familiale, qui puisse accueillir chaleureusement Alba dans ce Liban recréé.
Quelle a été votre approche pour travailler avec vos acteurs ?
Mes premiers courts-métrages étaient en animation, où chaque déplacement est pensé à l’avance car il représente énormément de temps de travail. Il faut souvent aller vers une économie de gestes et de paroles.
Au moment du tournage, je me suis rendu compte que je surveillais chacun des mouvements des comédiens, afin de les amener vers des gestes les plus épurés et précis possible. Dès
l’écriture, j’avais également réduit les dialogues à leur minimum, car je fais davantage confiance aux images et à la vérité des gestes.
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Avez-vous travaillé d’une manière particulière pour exprimer de façon simple ces émotions si complexes ?
La famille Kamar n’est pas composée de personnages héroïques, mais plutôt de gens ordinaires, et ils n’ont pas de réactions démesurées et actives face au conflit. Le personnage d’Alice construit sa famille dans cet îlot central qui est l’appartement. La guerre arrive de manière abrupte, au moment de l’annonce des fiançailles de sa fille. Je ne voulais pas montrer des civils qui sont victimes de plein fouet, physiquement. Ils sont chargés de douleurs plus intérieures, sourdes.
Ces personnages ne veulent pas s’avouer qu’ils ont peur ou qu’ils se sentent mal. Ils n’arrivent pas à communiquer et à pleurer ensemble.
J’ai parfois été tentée de toucher l’interrupteur du sensationnalisme, de rajouter des larmes ou du sang, mais j’avais comme ligne conductrice les témoignages de ma famille qui m’ont permis de rester dans cette pudeur qui me tenait à cœur.
Pensez-vous que les décors ont pu contribuer à véhiculer les émotions ?
Le fait de ne pas du tout avoir tourné au Liban (l’appartement a été construit dans les studios de Bry-sur-Marne, les autres intérieurs en région parisienne, puis tous les extérieurs à Chypre) nous a permis d’être dans un ailleurs. L’appartement a été pensé comme le souvenir d’un paradis perdu, nourri à la fois par des références de photos de familles et les rares images d’actualité française retrouvées à l’INA. Être en studio a contribué à concevoir l’appartement comme un îlot attaqué de toutes parts par les événements de la guerre civile.
Aurélien Maillé, le chef décorateur, a voulu un appartement très ouvert, à la géométrie très claire de manière à ce que le spectateur puisse vite s’y retrouver, vite s’y sentir chez lui. Ainsi, l’arrivée de la famille et l’invasion de l’espace sont encore plus prononcées. De la même manière, le vide laissé par leurs départs successifs est plus fort et l’isolement du couple plus marqué.
Nous avons eu envie de travailler de manière artisanale en recourant le moins possible à des effets spéciaux trop ostentatoires. Par exemple, la conversation téléphonique en split screen est tournée avec deux moitiés de décor accolées plutôt que de séparer les acteurs en tournant la scène en deux temps. Tourner la scène du ciel étoilé en studio était également un moyen de se concentrer sur le jeu des acteurs plutôt que de s’astreindre aux contraintes d’un tournage nocturne à la montagne, et cela renforçait aussi bien évidemment la dimension imaginaire.
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Peut-on dire que votre film est aussi une tentative d’apaiser certaines blessures ressenties par les enfants d’immigrés ?
En tant qu’enfant d’immigrés libanais, on est dans une position ambiguë, parce que nous n’avons pas souffert physiquement de la guerre. On a souffert du déracinement et du manque de chaleur familiale. On cherche tout le temps une légitimité et on compose avec une nostalgie pour un pays qu’on ne connaît pas, mais qu’on nous a transmise.
Enfant, je m’abreuvais d’anecdotes sur le Liban, je fantasmais complètement la guerre, cette famille et ce pays inconnu. Quand je suis allée à Beyrouth pour la première fois à l’âge de huit ans, ce fut comme si j’atterrissais dans le décor d’un livre de contes dont les personnages étaient mes grands-parents. Les questionnements sont donc très liés à l’enfance : j’avais besoin de comprendre pourquoi nous étions isolés en France et pourquoi mes parents avaient dû partir.
C’est l’histoire de nos familles, mais c’est aussi la nôtre. On se demande d’où vient cette nécessité de comprendre ce que notre famille a enduré. Avec ce film, j’ai pu en effet approcher ce qu’avaient ressenti
mes grands-parents durant le conflit. J’ai pu découvrir d’où venait la culpabilité que mes parents avaient éprouvée et conservée en quittant leur pays. Alors forcément, comprendre ces blessures familiales et les mécanismes de protection qui se sont mis en place permet d’en réparer certains.
J’ai longtemps considéré ma double culture comme quelque chose qu’il fallait porter, mais je la considère à présent comme une richesse. L’héritage qui m’a été légué par ma famille, ce sont ces histoires qu’elle m’a racontées sur le Liban, et à travers ce film, j’espère avoir réussi à lui rendre hommage.
Seriez-vous d’accord pour dire que votre film fait écho aussi aux événements qui ont eu lieu récemment au Liban ?
Alors que nous étions en pleine préparation du film, le 17 octobre 2019, une révolution a éclaté au Liban. La population s’est retrouvée dans la rue, toutes communautés confondues, demandant le changement du gouvernement.
L’équipe s’est mise à suivre de près les événements, enthousiaste, car ce mouvement s’annonçait prometteur. On sentait une énergie nouvelle, le pays au croisement d’un nouveau chemin. Nous ne pouvions pas occulter ces événements. Alors, avec le compositeur Bachar Mar-Khalifé, nous avons modifié le texte de la chanson de Mona pour lui donner plus de résonance avec l’actualité. Pour la scène de manifestation, nous avons glissé des slogans apparus quelques jours auparavant à Beyrouth… C’était joyeux, et en même temps désespérant de voir que plus de 40 ans plus tard, le pays était encore en train de lutter pour les mêmes envies (un État laïque, de l’eau potable, de l’électricité…), et contre les mêmes familles de politiciens corrompus. Plusieurs fois au cours du tournage, avec les comédiens, on s’est mis à rêver que le Liban allait redevenir un paradis, notre paradis. Depuis le studio, dans l’appartement des Kamar, notre îlot fictionnel, on faisait des projets de voyages à la rencontre des familles de chacun, à la découverte de nouveaux lieux, de nouveaux plats délicieux…
Mais depuis plusieurs mois, une crise économique catastrophique frappe à nouveau le Liban, et le 4 août, l’explosion au port de Beyrouth a plongé le pays dans un nouveau chaos, entrainant en plus un nouvel exode hémorragique de la population, à bout. Comment le Liban va-t-il pouvoir se relever ? Personne ne peut prédire son avenir, alors pour y croire, je me raccroche à cette phrase de Wajdi Mouawad :
«Chaque génération a droit à son miracle».